Pour le jour 17 du calendrier, Caroline Laurent, éditrice et auteure, nous fait part de son immense coup de cœur à glisser sous le sapin.
Souvenirs de la marée basse de Chantal Thomas, Le Seuil, euros
Littérature pure.
« Un livre sur rien », aurait dit Flaubert.
Le portrait d’une femme qui nage. Des éclats d’enfance, comme un peu de soleil liquide qui vous enrobe, voluptueusement. Une mère qui redevient femme dans les mouvements précis du crawl, cette étrange percée des flots que rend possible le corps métamorphosé, soudain capable d’épouser les courants, les vagues, les arêtes liquides de l’eau. Il y a des chercheurs d’or. Jackie est une chercheuse d’onde. Nager est une autre manière de vivre. Vous voici, non pas face à vous-même, mais exactement en vous-même. À ce point de jonction magique où l’esprit et le corps fusionnent – ce que d’aucuns nomment : liberté.
« De même que Colette écrit de Sido, sa mère, qu’elle a deux visages : son visage de maison, triste, et son visage de jardin, radieux, ma mère a deux visages : son visage de maison, obscur, et son visage de natation, lumineux. » Jackie est une enfant éternelle ; pleine de paradoxes, de contradictions. Ouverte et joyeuse, elle peut se refermer dans la mélancolie la plus noire en un éclair, pareille à ces huîtres du bassin d’Arcachon constellant les plages au bord desquelles, de nombreuses années, vivra la famille. Jackie voudrait s’échapper, mais « la maison du 14, rue Nathaniel-Johnston referme les possibles, ne laisse subsister qu’une voie : celle d’épouse et de femme au foyer. » Et il faudrait faire semblant ? Se réjouir d’un quotidien tracé à la craie ? À sa fille, Jackie ne ment pas. « Elle est assise à la table du jardin, une pile de légumes devant elle. Elle porte un maillot deux-pièces à fleurs jaunes et un chapeau de toile. Je suis à côté, un livre sur mes genoux. ‘‘Tu peux te représenter une vie plus nulle ?’’, me dit-elle en sanglotant sur les oignons qu’elle est en train de peler. » Alors, la mer. La mer est son unique horizon. Sa plus belle invention, aussi.
Un jour de juillet, des années plus tôt, la jeune Jackie se promène avec sa propre mère à Versailles. À l’époque, le Château est moins surveillé qu’aujourd’hui ; les touristes ne s’y pressent pas encore par grappes compactes ; et puis, il fait si chaud. La créature palmipède n’y résiste pas. Elle plonge dans le Grand Canal du Château et commence son « crawl élégant, admirablement scandé, rapide mais pas trop », oublie tout, « n’est sensible qu’au délice de l’eau contre sa peau, au vif de cette immersion qui, d’un coup, la revigore » ‒ Versailles-sur-Mer est né ! Jackie nage dans les eaux du Château de Louis XIV et devient, par la même occasion, une figure onirique, légendaire, intime, qui s’ajoute secrètement à celles que Chantal Thomas fait revivre dans ses romans historiques.
L’écriture serait-elle une sœur jumelle de la nage ? Poser la question, c’est y répondre. Le rythme, la traversée de la matière, sa résistance parfois, la sensualité, l’ondoiement, l’effort, l’asphyxie, la noyade, les délices, la fusion, le bain des mots : définition possible de l’art d’écrire.
Souvenirs de la marée basse est une plongée somptueuse dans un monde que je reconnais mien et que vous reconnaîtrez vôtre. Ce livre vibre du scintillement du présent, celui que les enfants connaissent d’éternité et que les adultes n’en finissent pas de regretter. L’eau a fripé nos doigts, nos corps sont gelés, mais qu’importe, il faudrait rester sur cette plage pour toujours, rire follement, se baigner et nager pour toujours. « Demain n’existe pas. Enfants bleus de froid, nous voulons la morsure cruelle du présent. »
En savoir plus sur Caroline Laurent ?
Caroline Laurent est éditrice et auteure, elle signe un premier roman magnifique « Et soudain, la liberté » co écrit avec Evelyne Pisier. Il signe sans aucun doute, la naissance d’un écrivain sur lequel il faudrait compter ces prochaines années.